
Allaitement et communautés, tous et toutes concernés | Cocoon Bien Naître
Deuxième partie : savoirs, sociétés et solidarités
L’allaitement concerne toutes les communautés, chacun de nous est concerné. Les progrès de la biochimie et de l’immunologie permettent d’en savoir chaque jour d’avantage sur sa composition et son adéquation. Le développement des méthodes statistiques permet de les objectiver de manière évidente. Lire la première partie sur les enjeux de l’allaitement en terme de savoirs, désir et croyances.
Le lait maternel, un aliment vivant
Le lait maternel répond aux besoins spécifiques de notre espèce où le petit naît tellement vulnérable et dépendant. Par rapport aux autres petits mammifères, le bébé humain a une croissance relativement lente: il reçoit dès lors un lait contenant moins de protéines que d’autres[1]. Son cerveau par contre se développe très rapidement: le lait maternel lui fournit des sucres et des lipides (les graisses) de haute qualité, nécessaires à cette croissance.
C’est un aliment vivant, toujours prêt, à bonne température, propre et bactériostatique (qui arrête la prolifération des bactéries). Il contient des vitamines, des oligo-éléments, des sels minéraux, des substances anti-infectieuses. Lorsqu’il est digéré, il produit un résidu digestif acide, ce qui a pour effets de freiner le développement des germes intestinaux néfastes et de favoriser le celui des lactobacilles qui aident à résorber certains éléments utiles (dont le calcium).
Le lait maternel est très digeste grâce à son adéquation parfaite et à la présence d’enzymes digestives; 60 à 90 min. suffisent pour digérer une ration moyenne. Sa bio-disponibilité est exceptionnelle: la moindre goutte de lait est utilisée de manière optimale. La quantité prise au sein ne doit donc pas être comparées à celle consommée au biberon: ce ne sont pas des produits de même qualité[2].
Sur le plan individuel, ces savoirs s’ajoutent aux représentations, aux désirs et aux croyances personnelles et contribuent à prendre une décision qui a du sens pour la personne concernée.
Sensibiliser le grand public
Mais les responsables politiques, en particulier les décideurs du système de soins de santé, ne peuvent plus se voiler la face. Sous-estimer un produit d’une telle qualité, négliger un tel outil préventif serait de l’inconscience.
Plusieurs pays -dont la France, la Belgique, la Suisse et le Québec- se sont lancés dans des campagnes de sensibilisation, au départ, à l’initiative de groupes associatifs qui sont actuellement mieux soutenus par les pouvoirs publics. L’allaitement n’est plus uniquement l’affaire d’une femme ou d’un couple qui, dans sa bulle, fait de son mieux avec son bébé.

Une longue tradition d’ingérence religieuse ou médicale dans la santé des femmes, en particulier dans le domaine de leur fécondité, peut exacerber la méfiance: pas question de revenir aux vieux discours sur l’obligation de toute femme à allaiter son bébé [3]!
Certes non, et il est nécessaire de rester vigilant pour éviter les dérapages et les abus de pouvoir. Mais il est un autre axe de réflexion beaucoup plus chaleureux et constructif, à propos du rôle que peut jouer la communauté dans le soutien des nouveaux parents, l’accueil du nouveau venu, les soins intensifs des deux premières années, l’attention dont le petit d’homme a tant besoin.
Rôle de la communauté
Le regard de l’anthropologie est très éclairant. L’être humain est résolument social. Son premier mode d’organisation et de survie, fut le groupe, la tribu. Ce fonctionnement est encore bien enraciné dans beaucoup de régions du monde. En Occident, il s’est perpétué jusqu’il y a peu dans les milieux ruraux. L’industrialisation et l’urbanisation ont suscité lentement, mais sûrement, l’isolement des familles et des individus, pour le meilleur et pour le pire. Pour certains l’affranchissement du joug des traditions et de l’autorité tribale, libéra le potentiel créateur. Pour d’autres, l’effondrement rapide des repères fut une catastrophe. Tout être humain oscille en permanence entre son besoin d’individuation[4] et son besoin de fusion dans un groupe. L’équilibre entre l’un et l’autre, entre le trop peu et le trop, se cherche à tâtons et n’est jamais acquis.
La tribu, la grande famille, le village avaient cet avantage: le soutien parfois envahissant mais effectif de la communauté. L’enfant concerne tout le monde[5]. Si la mère biologique reste en général la personne de référence, tous les proches s’impliquent : grand mères, tantes, sœurs, voisines… (souvent, les hommes entrent en jeu plus tard). Il y a en moyenne cinq adultes pour s’occuper d’un bébé, d’où le concept d”allo-mères[6]“, autres mères. Après tout, si l’on considère les énormes besoins d’attention et de stimulation du petit humain, c’est réaliste.
Dans cette perspective, il est légitime de se demander s’il n’est pas surhumain pour deux jeunes adultes, ou pour une femme seule (isolée en “congé” de maternité; son conjoint ne rentre qu’à cinq heures), de prendre soin, nuit et jour, d’un petit être à ce point dépendant[7]. Son super-cerveau, en pleine construction, a non seulement besoin de matériaux de haute qualité, mais aussi de présence humaine, de contact, de stimulations sensorielles de préférence agréables et variées. Des retards de développement s’observent chez les bébés peu ou pas assez entourés.
Importance de la famille
La “nourriture” du petit humain ne se limite pas à l’alimentaire, loin de là. La mère qui donne le sein a le privilège de nourrir à la fois “d’amour et de lait”, mais les “nourritures affectives”[8] et sensorielles peuvent être apportés par le père, les frères et sœurs, les proches. Passés les premières semaines de cocooning intensif et intime, le bébé est curieux et heureux de découvrir progressivement d’autres personnes. Les familles nombreuses observent souvent à quel point les cadets “s’élèvent tout seul”. Les enfants plus grands sont spontanément attirés par le petit et se relayent auprès de lui.
La culture du biberon
Mais alors, comment et pourquoi sont apparues des recommandations de ne pas trop “gâter” les bébés, de les isoler dans leur berceau, de les déranger le moins possible (“pour qu’ils grandissent bien”), de les nourrir à heures fixes avec des quantités fixes et de les laisser pleurer (“pour qu’ils deviennent sages”)? Comment une puériculture aussi sévère et rigide a-t-elle pu s’implanter?
D’abord, elle n’est pas apparue n’importe où, mais dans les pays industrialisés, là où la productivité devenait une “valeur” montante, surtout dans les années de production intensive qui ont suivi la “dernière” guerre. Elle est contemporaine aussi du déplacement massif vers les villes et de l’isolement des jeunes familles déracinées.
Ailleurs qu’en Occident, ces théories rigoristes auraient suscité l’incompréhension totale. En milieu tribal, les enfants travaillent dur et doivent se rendre utiles, mais les tout petits bénéficient de deux ans ou plus de réponses immédiates à leur appels. Alors que dans nos pays, quand les parents étaient isolés de leur groupe mais débordés de travail, quand toute une société glissait dans l’ère du contrôle et du chiffre, cette puériculture austère ne pouvaient qu’avoir du succès. Le bébé était devenu un gêneur qu’il convenait de cadrer correctement.

L’allaitement, une façon de vivre
Lorsque l’on nage dans les mêmes eaux depuis plusieurs générations, il n’est pas facile d’acquérir une vision différente d’un sujet donné. L’allaitement reste encore souvent considéré comme un mode d’alimentation, alors qu’il est une façon de vivre ! Il dépend du mode de maternage, qui dépend du soutien de la femme par sa communauté, qui dépend de la culture et des valeurs “ambiantes”. Les mathématiques modernes nous ont familiarisés avec les notions d’ensemble et de sous ensemble. L’allaitement est le plus petit des sous ensembles, au centre de tous les autres.
Reconnaître les signes montrant que bébé veut téter
Par exemple, la tétée est bien plus efficace si l’enfant est éveillé. L’éveil s’accompagne de signes d’engagement signifiant que le bébé désire entrer en relation. C’est simple à observer et y répondre évite au bébé d’avoir à hurler pour se faire comprendre. Les bébés allaités à ce moment, en éveil actif, tètent vigoureusement et déclenchent bien la réaction d’éjection du lait. Pour allaiter “à la demande” de l’enfant, la proximité est donc un atout majeur. Mais des parents reçoivent encore le conseil de laisser le petit “au calme”, loin de la famille, dans le silence d’une chambre fermée…
Lui laisser du temps avant “de faire ses nuits”
Les petits bébés s’éveillent de manière irrégulière et n’ont encore aucun rythme jour nuit. Une régularité relative finira par s’installer, fruit de la maturation cérébrale et non d’un dressage quelconque. Mais si la famille ou l’infirmière ou le médecin dit le contraire, comment les parents s’y retrouveront ? Ils sont seuls avec leur tout petit, et les voisins de paliers ont déjà fait des remarques désobligeantes. Alors, s’il existait une recette pour que bébé “fasse ses nuits”…?
Un tout petit ne peut concevoir le temps, ni l’attente; il n’a pas encore assez de neurones pour élaborer des notions aussi complexes. Il se réveille, il a besoin de contact, de bras, de chaleur et de lait. Ce n’est pas un caprice, c’est un besoin vital. À plus tard la nécessaire éducation et l’apprentissage de la patience.
La critique de l’entourage
Mais le maternage “relax”, la tendresse “accès illimité” n’a pas vraiment bonne presse dans notre culture. Il n’est pas rare que des parents plus affectueux se fassent critiquer par leur proches. Or, quand ceux-ci font les courses et le ménage au lieu d’expliquer comment ne pas s’occuper du bébé, le maternage et donc l’allaitement se vivent plus sereinement. Quand ces mêmes proches s’offrent pour bercer quelques heures, le soir, un bébé qui perce une dent, ils rendent un service inestimable aux nerfs de la jeune mère (et de son conjoint), à sa faculté de rester aimante avec son bébé hurleur, et en bout de ligne, à son allaitement.
Nous arrivons à un temps où la “culture” de la productivité et du profit aveugle démontre ses failles et ses limites. Si l’industrialisation nous a offert un confort jamais atteint dans l’histoire, ses excès ont plutôt asservi les humains et dégradé considérablement notre environnement. Une révolution culturelle, un changement de paradigme s’amorce Masqués par les horreurs des “actualités”, vécus dans l’intimité des quotidiens, des modes de fonctionnement plus conviviaux refont surface, sans pour autant revenir aux encadrements tribaux.
Les groupes d’entraide
Il y a vingt, trente ans, les premiers groupes d’entraide à l’allaitement voyaient le jour. Ils sont maintenant plus fournis et il s’y crée des relations très sympathiques. À Montréal, des personnes retraitées ont créé l’association “Grands-parents tendresse”. Ils offrent des services d’aide et d’écoute à toute jeune famille qui en fait la demande. Dans un pays où les immigrants sont nombreux, cette initiative vaut son pesant d’or … affectif. Dans les “Maisons Vertes” en France ou dans les “Maisons de la Famille” au Québec, des séances d’information, des activités centrées sur la naissance et la petite enfance permettent aux futurs et nouveaux parents de créer des liens, de nouer de nouvelles solidarités. Ce n’est pas un retour au tribalisme. Nous n’en supporterions plus les contraintes. Mais toute personne qui se prépare à devenir mère ou père a intérêt à se poser la question de l’entourage, et du soutien qu’elle peut attendre de celui-ci, quitte à chercher au delà du cercle de famille. Le tissage social soutient les nouveaux parents et ce soutien est très important.
Ingrid Bayot
Ingrid Bayot est infirmière et Sage-femme de formation belge ; elle a travaillé dans les divers domaines de la périnatalité. Elle a obtenu en 2003 un Diplôme Universitaire en Lactation Humaine et Allaitement (DULHAM) à la Faculté de médecine de Grenoble. Elle a suivi diverses formations en communication et en psychologie.
Elle est formatrice en périnatalité pour Co-Naître® depuis 1992 (www.co-naitre.net ) et assure des formations en périnatalité et allaitement au Québec et en Europe. Elle est consultante pour le CIUSSS de l’Estrie, chargée de cours à l’UQTR dans le programme de Pratique Sage-femme au Québec. Elle est l’auteure de nombreux articles et du livre Parents futés, bébé ravi, Ed. Robert Jauze. Site www.ingridbayot.com
[1] Trop de protéines ne rendent pas le lait “plus riche”, il le rendent plus indigeste et suscite plus de déchets métaboliques, fatiguant inutilement le foie et les reins.
[2] Pour en savoir plus, consultez sur ce même site l’article du Dr Claire Laurent : “L’allaitement, aspects pratiques””
[3] Ce fut le titre de plusieurs articles et ouvrages aux 19ème siècle et au début du siècle dernier.
[4] L’individuation est le besoin de se vivre comme être unique et original, et de se réaliser, dans et avec sa communauté. A ne pas confondre avec l’individualisme qui est un repli sur soi égoïste.
[5] Voir à ce sujet le livre, très illustré, de Béatrice Fontanel et Claire d’Harcourt : “Bébés du monde”, aux éditions de la Martinière.
[6] Concept élaboré par l’anthropologue Sarah Blaffer Hrdy, in “Les instincts maternels”, Ed. Payot, 2002.
[7] La taille de notre cortex nous oblige à naître beaucoup plus “immatures” que les autres mammifères, capables de se déplacer seuls très rapidement. Le bébé humain est, au regard des autres espèce, un “prématuré”.
[8] Cette expression reprend le titre d’un livre de Boris Cyrulnik, paru aux éditions Odile Jacob, Paris, 2000.
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